Circlesquare: Explorateur de tangente
Dandy de la scène musicale, Jeremy Shaw invente la transe immobile. Lente et comme anesthésiée, sa pop électronique dopée explore les recoins les plus sombres et fascinants de la piste de danse.
Songs about dancing and drugs («Des chansons sur la danse et la drogue»), le titre du nouvel album de Jeremy Shaw, alias Circlesquare, tient du manifeste. Ce jeune Canadien de Vancouver établi à Berlin depuis plusieurs mois aime le parler vrai. Avant lui quelques rares artistes tels Leonard Cohen (Songs about love and hate) ou le groupe hardcore culte Big Black (Songs about fucking) avaient délivré des albums aux titres aussi directs et évocateurs.
Si Jeremy Shaw a choisi de nous parler de drogue et de danse, c’est que ces deux thèmes précis caractérisent le quotidien d’une génération et que sans doute l’intéressé sait de quoi il parle. Loin de moi la volonté de présenter cet artiste pluridisciplinaire en ardent défenseur des plaisirs artificiels. Non, simplement, Jeremy Shaw hante clubs et salles de concerts depuis sa prime adolescence et il a produit quelques-unes des meilleures plaques d’electro déviante de ces dernières années. En 2003, son morceau 7 minutes avait fait sensation avec son étrange clash sonore de dub malade et de litanie droguée. Cette dérive chloroformée, hantée par des sonorités de slide guitar et d’échos de basse avait été reprise dans la bande son de la version américaine de Queer as Folk. Le morceau illustrait la fin d’un épisode, où l’un des protagonistes plonge un revolver dans la bouche d’un pauvre petit hétéro apeuré. «J’ai vu cet extrait, j’ai trouvé un peu étrange… mais c’est ok pour moi. Je n’ai pas suivi cette série, mais j’ai des amis qui ont été des spectateurs plus assidus. Et ils m’ont dit qu’elle est plutôt nulle, surtout en comparaison avec la version anglaise.» Difficile de le contredire, tant la version américaine est franchement pathétique.
Evocation hallucinée
Depuis la sortie de ce single extrait de l’album Pre-earthquake anthem, Jeremy Shaw est resté très discret. Un EP sorti trois ans plus tard, intitulé Fight sounds, suite de six morceaux autour d’un même thème. Fight sounds décline sur un rythme répétitif, ralenti et délicieusement bancal une évocation hallucinée sur l’amitié. Hors norme, hors cadre, hors trend: Fight Sounds reste un ovni musical, mis en image dans un clip minimaliste et hypnotique qui révèle un Jim Shaw dandy en diable, en chemise blanche, cravate fine noire, dans un décor nu, sous des lumières blafardes. Thin white duke à la David Bowie, il semble danser sous les assauts sonores de basses tournoyantes. David Bowie le mot est lancé, influence majeure de l’artiste. «Adolescent, j’étais à fond dans le hip hop et le hardcore, des groupes comme Minor Threat ou Fugazi. Et puis, j’ai passé à la musique électronique et aux artistes shoegaze comme My Bloody Valentine ou Slowdive. Et puis, je suis avant tout un fan de David Bowie depuis que j’ai 6 ans, je l’ai vu sans doute une douzaine de fois sur scène. Ce que j’admire chez lui, c’est qu’il n’y a pas seulement la musique, mais le look, les vidéos, le show.»
Et c’est vrai que question image, Jeremy Shaw s’y connaît. L’homme poursuit une double carrière de musicien et d’artiste visuel. Il choisit avec soin les vidéastes qui illustrent ses explorations sonores, comme Bienvenido Cruz, un maître dans la mise en scène du malaise ordinaire. C’est lui qui a réalisé le clip de Timely, premier single de Songs about dancing and drugs. Un morceau d’obédience plus pop, à l’instar de tout l’album, sans doute l’opus le plus abordable de Circlesquare. Jeremy Shaw mise beaucoup sur cet album composé entre Vancouver et Berlin, son nouveau port d’attache. «C’est une ville intense, un peu comme Vancouver d’ailleurs. Ce qui est fou c’est le nombre d’artistes qui vivent ici. Toutes les personnes que je rencontre se disent artistes. Les gens pensent qu’il suffit de venir à Berlin pour réussir. Mais je n’y crois pas, il faut avoir un projet précis.» Comme l’est ce nouvel album hypnotique en diable. Avec Songs about dancing and drugs, Jeremy Shaw joue sur les tempi et sur les mots… rythmes ralentis pour un album qui, contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, ne vise pas la piste de danse. «Selon moi, les drogues et la danse sont les deux éléments qui, avec la religion, permettent de sortir de notre corps et d’échapper au temps. Je trouvais intéressant d’appeler de la sorte un album qui est tout sauf un disque de dance music, c’est un commentaire sur ce thème. La musique électronique en elle-même m’intéresse moins maintenant, j’écoute beaucoup de folk. Ce qui me passionne encore avec les ordinateurs, c’est leur souplesse. Je ne suis pas un musicien, et les ordinateurs, les samplers me permettent de créer le son que je désire.» Un son qui reflète parfaitement l’époque. Mélange de froideur, d’élégance paresseuse et de sensualité malade. Marc-Antoine Mayer
Songs about dancing and drugs, nouvel album de Circlesquare (!K7, distr. Namskeio)
Circlesquare, 7 Minutes
L’autre Shaw
Jeremy Shaw poursuit une double carrière de musicien et de plasticien. Une double vie qui explique le rythme lent de ses productions. L’artiste canadien expose régulièrement ses œuvres dans des galeries cotées. En 2007, il a participé à Art Basel et à Art Basel Miami. Ses œuvres inspirées par les maîtres de l’art conceptuel, de Duchamp à Malevich vont de la vidéo à la toile abstraite. «En tant qu’artiste visuel, je me passionne avant tout pour une idée que j’explore, que j’analyse. Lorsque je travaille en tant que musicien, je veux produire directement un output artistique, l’expression prime sur l’analyse. Je sais que cela peut paraître surprenant lorsque l’on sait que je mets des années à sortir un disque et que je ne cesse de retravailler sur mes morceaux. Peut-être que la différence, c’est que je ne pars pas d’un concept précis, que le processus est plus naturel.» M.M.