Jeanne n’est pas une sainte

Charmeresse au sourire complice et au regard pénétrant, Jeanne Balibar est tout à la fois l’égérie du cinéma français d’aujourd’hui, une flamme vacillant sur les planches des plus grands théâtres et la soliloqueuse de son premier album «Paramour». Rencontre.
Mademoiselle Balibar n’est ni thé, ni café. Elle boit du jus de tomate assaisonné. Goût qui nous amène à penser: «Elle n’est pas belle, elle est pire.» Avec la simplicité et l’intelligence qui la caractérisent, elle a répondu à nos questions lors de son récent passage à Genève. Elle interprétait, au Grand Théâtre, avec une rare justesse d’orfèvre, «Le Soulier de Satin» de Paul Claudel, mis en scène par Olivier Py, un habitué des lieux. Tous les arts de la scènes se mêlent dans sa bouche. Car une véritable artiste de la trempe de Jeanne Balibar, enjambe avec grâce les barrières des enclos dans lesquels les béotiens aimeraient la laisser paître. Mais sa langue n’est pas de bois.
En 98 à l’Odéon, sous la direction de Julie Brochen, vous jouiez Achille (rôle travesti) qui avec Penthésilée (reine des Amazones et personnage principal de la pièce éponyme d’Heinrich von Kleist) sont deux figures s’aimant par négation. L’amour de Rodrigue et Prouhèze, que vous jouez aujourd’hui, est-il de la même nature ?
Non. A mon avis c’est l’inverse. Parce qu’Achille et Penthésilée se dévorent l’un l’autre, tandis que Rodrigue et Prouhèze ne s’approchent pas physiquement. D’ailleurs, la mise en scène d’Olivier Py le montre très bien. C’est un amour de loin. (Silence. Elle lève les yeux et s’évade.) Il y a une chanson comme ça (Elle réfléchit.). Les amours de loin… C’est une très belle chanson de Bashung… (fin de la digression) Cet amour est basé sur le renoncement du corps, sur l’idée qu’on atteint la plénitude de la relation charnelle en renonçant définitivement au corps de l’autre. Donc opposé à la relation d’Achille et Penthésillée qui au contraire pousse jusqu’au bout le désir de possession charnelle.
Le rôle de Prouhèze est-il dangereux pour une comédienne ?
Tous les rôles mystiques sont très dangereux car il est facile de se gourer, surtout au départ. Une fois que je suis sur une voie très concrète, que j’aborde chaque aspect de la manière la plus concrète, la moins lyrique, la moins éthérée, alors tout devient moins compliqué. Il faut prendre parti sur cette question quand on aborde un rôle de cet ordre. Il faut s’interroger sur ce que sont la transe, la divination et l’extase. Comme pour le rôle d’Elvire que j’ai joué (A la Comédie française, ndlr.) ou pour Cassandre.
Quitte à ne pas comprendre ?
Je joue mes rôles avec ce que je suis à un moment donné. Raison pour laquelle les musiciens réenregistrent les œuvres. Mais c’est vrai, il y a des choses qui restent incomprises jusqu’au bout. Mais ce n’est pas grave du tout. Car je crois qu’en étant concrète, j’ai plus de chance que des choses qui restent obscures pour moi soient claires pour le public. Qui est dans une meilleure position que la nôtre, acteurs, pour comprendre de quoi il retourne au théâtre.
Votre emploi du temps de cet automne est débordé. Savez-vous dire non quand on vous propose un rôle?
Je refuse beaucoup de rôles. Mais c’est vrai, je trouve cette rentrée beaucoup trop chargée. Bulle Ogier m’a dit dernièrement: «T’en fais pas. Ça ne se représentera pas d’ici dix ans.» (rires). Il y a eu une conjonction de hasards bizarres qui fait que tout est sorti en même temps. Je joue deux pièces simultanément parce qu’elles ont été répétées avant, j’apparais dans deux films et un disque sort. C’est un travail de très longue haleine. Mais avant cette année qui a été lourde, où tout se préparait, je n’ai rien fait pendant un an et demi. Ce qui est mon idéal! (sourire).
Même la préparation de vos rôles si colossaux ?
Non, moi, je ne prépare rien du tout.
Vous arrivez sur le plateau…
Les mains dans les poches, sans savoir le texte et sans y avoir pensé à l’avance.
Donc vous retrouvez le personnage d’Elena dans «Oncle Vania» de Tchékov (toujours Julie Brochen) et encore une pièce de Tolstoï en simultané. Est-ce parce que vous n’aimez pas les tiroirs et les stéréotypes des rôles convenus que vous adoptez une attitude plurielle et boulimique ?
C’est tout à la fois. Mais d’abord ma propre curiosité. Car j’ai envie de pratiquer tous ces arts. Je les aime. Par contre, je ne me lancerai jamais dans la peinture, la sculpture ou la littérature. Les arts de la scène m’attirent tous et je ne vois pas pourquoi je m’empêcherais d’aller là où j’ai envie. Avec développement des projets ou non.
Durant ce temps de vacance, êtes-vous devenue spectatrice ou vous êtes-vous retirée du monde théâtral ?
Non, non. Pendant ce temps-là je me consacre à la lecture, à l’écoute de la musique chez moi. Je dors beaucoup et n’importe où. Je vais voir des expos, des films et des pièces. En fait, ce serait mon idéal que de ne rien faire une année durant, puis de travailler l’année suivante et ainsi de suite. Je prépare mes rôles en étant ailleurs.
Tous les arts de la scène. Mais la danse? N’avez-vous pas rêvé devenir petit rat du ballet de l’Opéra de Paris avant le Conservatoire, puis le Cours Florent ?
Ben si. J’ai commencé par la danse, très jeune. Mais mes parents n’ont pas voulu que je me présente au concours de l’Opéra. Par la suite, j’ai quand même fait sport-étude, mais je n’ai pas suivi la voie royale. Mais je danse bien ! (rires)
Pas d’amertume ?
Non pas du tout. Je me trouverais gonflée d’être amère.
Vous étiez à Lyon le 16 octobre. Avez-vous participé à la manifestation des intermittents ?
Malheureusement, j’ai juste dormi à Lyon alors que je revenais de Bruxelles pour la promotion de mon album. Mais si j’avais pu…
La situation des arts du spectacle en France est en péril. Vous êtes solidaire des mouvements qui ont agité les festivals cet été et qui continuent toujours…
Mon point de vue est qu’il y a eu une politique culturelle absolument primordiale en France depuis la Libération et que ce gouvernement est en train de tout foutre par terre. Il fait semblant de considérer comme des indemnisations de chômage normales ce qui en fait est un accord passé entre le ministère de la culture et le ministère du travail pour subventionner la vie culturelle française par le biais de l’UNEDIC. Le patronat se fout de la culture. A côté de ça, il est bien content de supprimer les moyens de contestation possibles de gens non-conformistes. Car l’idéologie capitaliste dominante a toujours intérêt à ne rien laisser au hasard et à rendre toujours plus puissante l’industrie du divertissement conformiste. C’est à la fois réactionnaire et dans la logique d’exploitation du monde du travail par le patronat et meurtrier pour la vie culturelle française. Il est normal que nous réagissions.
Du fait de votre notoriété vous sentez-vous moins vulnérable que les autres? En mêlant la fiction à ma question, je pense au personnage de Vanessa, une petite main, que vous interprétez dans «Saltimbank», film de J.-C. Biette? Jeanne moins vulnérable que Vanessa?
J’ai la chance d’être une actrice à qui on propose beaucoup de travail et des emplois divers. Je n’ai pas peur du chômage comme les techniciens ou d’autres acteurs qui travaillent moins. Mais en même temps je n’ai pas le désir de rentabiliser ma notoriété en termes financiers. Les engagements qui m’intéressent se font toujours dans des économies extrêmement fragiles où il n’y a pas beaucoup d’argent. J’en gagne juste assez pour mes dépenses quotidiennes. Il faut être réaliste. Soit j’accepte de travailler pour ce type de productions et je ne peux pas faire valoir une notoriété pour obtenir de gros cachets. Soit je n’y vais pas. Mais ce sont ces productions que j’aime.
Avec votre disque «Paramour» vous passez à la création, alors que jusqu’à présent vous étiez une interprète. Passer de l’un à l’autre, est-ce une étape?
Non, ça s’est fait naturellement. Quand je fais de la musique, je suis dans une position beaucoup plus interventionniste que quand je suis actrice. A mon avis, le plaisir de l’acteur est qu’il ne donne son avis sur rien et qu’il ne doit surtout pas le donner. Juste faire ce qu’on lui dit. Quand je fais de la musique, c’est différent, parce que nous élaborons un projet à six personnes. Il est essentiel que chacune donne son avis. Ce qui est très différent de ma position d’actrice. Même si j’ai écrit des textes, ils restent en rapport avec l’interprétation.
Pourquoi avoir débuté l’écriture des paroles de l’album en anglais ? L’anglais est-il systématiquement plus évident quand on écrit pour la variété ?
Je trouve, ouais! L’anglais vient plus facilement, car j’ai des goûts très anglophones. Puis, il est lié aux choses que j’écoute. Souvent les idées de chansons me sont venues en écoutant chanter quelqu’un d’autre. Dans le train, tout à l’heure, j’écoutais Mary J. Blidge. L’inspiration me vient d’abord en anglais parce que je baigne dans l’anglais de Blidge. Après il est normal que mon écriture se développe en anglais. Parfois il m’arrive de traduire en français. Je suis bilingue. Ma famille a émigré en Angleterre et j’y ai vécu longtemps. Tout bêtement. J’aime l’anglais. J’adore l’anglais dans les chansons, au cinéma et la poésie. Blake, Milton…
La presse spécialisée aime vous comparer à d’autres voix. Marianne Faithfull, Amanda Lear, Grace Jones, Jane Birkin ou encore Jeanne Moreau.
Amanda Lear et Grace Jones? (éberluée) Vous avez lu ça quelque part?
En particulier par rapport à votre chanson «A safe place». Ça vous flatte?
Ah oui! ça me flatte vachement. C’est le rêve!
L’ambiguïté du duo avec Maggie Cheung (héroïne du film «In the mood for love») est palpable. D’ailleurs, vous jouerez deux lesbiennes dans «Clean», le prochain film d’Olivier Assayas (tournage en novembre) qui laisse présager une grande sensation.
C’est un tout petit rôle. Vous savez, il n’y a rien de spécial à en dire (Elle rigole).
Mais est-il plus difficile de jouer une homosexuelle au cinéma, qu’une catholique au théâtre ou qu’une putain sur le disque autour de Reggiani?
C’est toujours le même travail. On travaille à partir de choses qu’on porte en soi. Je ne renie ni mes fantasmes de prostitution, ni mes fantasmes homosexuels, ni mes tendances catho. Etre acteur, pour deux mois, une semaine, le temps d’un film, d’un disque, d’une pièce, c’est pouvoir être tout ce qu’on porte en soi. Tout ce qu’on ne peut pas être dans la vie. Mais la scène le permet.
On sent en vous, ou plutôt dans vos rôles, un penchant pour le spleen. Êtes-vous neurasthénique par nature ou est-ce le statut de comédienne française qui exige cette composition?
(Elle pouffe) Je pense que c’est ma nature.
Certains considèrent que les comédiennes de votre stature sont folles. Cela vous dérange-t-il quand on vous traite de folle?
Ah non, non, non! Je suis dérangée tout court. Je suis réellement folle. Mais tout le monde l’est. Les acteurs, et c’est bien, ne cherchent pas à le cacher. C’est la seule différence.
Jeanne Balibar, «Paramour» (Dernière Bande/Wagram, distr. Discoffice)
