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En Russie, la chasse au livre pervers est ouverte

Près de 10 ans après la dépénalisation de l'homosexualité, les tenants de l'ordre moral prônent un grand retour en arrière. Alors que des parlementaires ont tenté d'interdire à nouveau les "actes sexuels contre nature", l'écrivain Vladimir Sorokine est poursuivi pour avoir commis un livre jugé "pornographique".

Dans un an, les golouboï (les homosexuels, littéralement les petits hommes bleus)(i) de Russie auront prétexte à faire la fête. C’est en effet en mai 1993 que le fameux article 121 du Code pénal de l’URSS, qui punissait les sodomites(ii) de cinq ans de prison, a été aboli. La paternité de cet article revient notamment à Iagoda et à Gorky. Le 15 septembre 1933, le premier écrivait à Staline, demandant qu’on légifère contre la « pédérastie » dans l’intérêt de la sécurité nationale. Cent trente personnes avaient déjà été arrêtées lors de raids à Moscou et à Leningrad contre des « formations organisées de pédérastes aspirant à se transformer en véritables cellules d’espions ».(iii) Le deuxième a eu en 1934 avec la formule « Extirpez l’homosexualité et le fascisme disparaîtra ». Parallèlement, et alors que la Russie bolchevique des années 20 a pu rester dans la mémoire collective comme un foyer d’expérimentation libertaire et d’amour libre, le nouvel ordre moral stalinien frappait d’interdit la pornographie et l’avortement (qui sera de nouveau autorisé en 1955).

Ainsi, dans un grand claquement, la porte du placard s’était refermée sur les golouboï. Pendant 60 ans, plus grand-chose ne devait filtrer de la vie des hommes et des femmes homosexuels d’Union soviétique, même si là comme ailleurs, les intéressé/es appliquaient des stratégies de survie que les sociologues commencent seulement à étudier et à mieux connaître. Pierre Herbart, né en 1904, fils de bourgeois, écrivain, homosexuel, antimilitariste et membre du Parti communiste français, était à Moscou en 1935-1936 et a organisé le fameux voyage d’André Gide. Lui aussi a livré son récit de ce séjour en Russie bolchevique: « hypocrisie, refoulement, désespoir paraissent bien les seuls résultats possibles d’une méthode dont l’absurde ne cède qu’à l’odieux. Il serait peut-être plus humain – et en tout cas moins sot – de fusiller tout simplement les « délinquants' ».(iv)

En 1979, un groupe féministe commençait à publier une revue en samizdat où le lesbianisme était abordé, mais les quatre animatrices de la revue furent vite arrêtées et expulsées du pays. En 1984, un groupe d’une trentaine de personnes tentait, avec l’aide de militants finlandais, de lancer quelque chose à Leningrad, mais le KGB y mit aussi rapidement le holà. Il fallut attendre la perestroïka pour qu’un mouvement associatif se dessine avec la création à la fin de 1989 d’une organisation militante à Moscou et la tenue en 1990 d’une conférence sur les minorités sexuelles à Tallin. La même année, un sondage d’opinion révélait que les homosexuels étaient le groupe le plus honni après les néonazis et les staliniens. Mais à la même époque, les gens ordinaires étaient si ignorants de l’homosexualité que deux garçons vivant ensemble pouvaient encore ne susciter aucun soupçon dans une conjoncture de pénurie grave de logements.

En 1991, l’URSS cessait d’exister, laissant la place à 15 républiques indépendantes. L’Ukraine faisait plus vite que la Russie post-soviétique et modifiait le Code pénal dès le mois de décembre. Il semble que la nécessité de faire face à l’épidémie de sida et de mener un travail de prévention parmi les homosexuels soit pour quelque chose dans la volonté du législateur de dépénaliser l’homosexualité. Dans la jeune Fédération de Russie, c’est la pression de l’opinion publique internationale et la hâte de la Russie à entrer au Conseil de l’Europe qui semblent avoir été déterminantes, plus que les efforts de quelques juristes ou sociologues, comme Igor Kon, qui tentaient depuis les années 70 et 80 de convaincre les autorités que la loi contre la sodomie était à la fois absurde et néfaste.

Après de multiples avatars(v), le projet de loi finalement retenu comportait toujours comme délit distinct le viol homosexuel. Et comme on ne voulait pas faire sortir du code pénal les petits hommes bleus, on y fit entrer les lesbiennes, dont les régimes tsariste et soviétique avaient toujours fait non pas des criminelles, mais des malades relevant de la médecine et de la psychiatrie! Voilà un tribut original, sinon comique, au principe d’égalité des sexes.(vi)

Proposition effarante
Dans la foulée, la majorité sexuelle était fixée à 16 ans pour tous (contre 14 ans dans une première version du texte adoptée par la législature précédente). La Douma devait revenir sur la question en 1998 et la rabaisser à 14 ans… jusqu’au jeudi 27 juin 2002, date à laquelle elle a adopté en première lecture un projet de loi présenté par le groupe parlementaire « Unité » (le principal parti soutenant Vladimir Poutine) pour aggraver les peines associées aux délits sexuels. Dans un bel élan qui participe sans doute de l’effet Dutroux, 414 parlementaires ont voté pour, 3 se sont abstenus et aucun n’a voté contre. Les auteurs du projet proposaient de relever l’âge de la majorité sexuelle à 16 ans pour que « la législation russe soit conforme au droit international et aux normes universellement admises en matière de politique pénale, qui visent à protéger les enfants jusqu’à l’âge de 18 ans ».(vii) Un tout nouvel article 151 punira ceux qui diffusent de la pornographie parmi des mineurs, tandis que l’article 242 qui interdisait déjà la diffusion de matériaux à caractère pornographique sera complété par un alinéa visant la production, la détention et le transport de matériaux comportant des représentations pornographiques de mineurs.

Deux mois plus tôt, presque neuf ans jour pour jours après la dépénalisation de l’homosexualité, la Douma avait défrayé la chronique avec un projet de loi présenté par quatre parlementaires du groupe « Députés du peuple » (lui aussi proche du pouvoir présidentiel). Guennadi Raïkov, chef du groupe, Dmitri Rogozine, chef de la délégation parlementaire russe au Conseil de l’Europe, et deux compères ne demandaient rien d’autre que l’interdiction des « actes sexuels contre nature entre hommes ». Ils voudraient punir l’homosexualité (masculine toujours) pour trois raisons: « la propagation du sida, la destruction des valeurs morales et l’existence en Russie de quatre confessions qui condamnent l’homosexualité ». Cette initiative a eu le mérite de rendre tangible l’évolution survenue en Russie en 10 ans: personne n’a pris Guenadi Raïkov au sérieux, le Kremlin s’est trouvé plutôt embarrassé par la sortie d’hommes politiques qui lui sont proches et Masha Gessen, jeune journaliste rentrée en 1991 des Etats-Unis où ses parents avaient émigré 15 ans plus tôt et militante de la première heure, a pu dire: « Sans même nous en rendre compte, nous sommes passés en 10 ans d’une haine digne de l’âge des cavernes à l’acceptation ».

Polémique pour une scène de cul
Avec l’été s’est ouvert le dernier épisode en date de cette saga des bonnes mœurs: on apprenait que le Parquet de Moscou poursuivait un des écrivains les plus en vue de Russie, Vladimir Sorokine, 47 ans, pour délit de « pornographie », en application de l’article 242 du Code pénal.(viii) Moins connu dans le monde francophone que son frère jumeau en littérature, Victor Pelevine (lui abondamment traduit), Sorokine incarne pourtant le post-modernisme russe et les années 90, qualifiées par certains de « décennie remarquable »(ix), après une perestroïka surtout marquée par la parution de manuscrits restés dans les tiroirs pendant 20 ans. « Superstar du jeune establishment intellectuel », la gloire lui est venue en 1999 avec Le Lard bleu(x), toujours de ce fameux bleu qui dénote l’homosexualité. Dans Critique, Elena Galtsova dit que le sacrilège y est « omniprésent, avec un désir de ‘lâcher tout’ qui fait penser à la culture des avant-gardes des années 20 ou, plus profondément, à Rabelais, cité avec Nietzsche en épigraphe ». L’élément pornographique qui justifie le tapage autour de Sorokine: une scène de cul entre Khrouchtchev et Staline, qui va de la page 256 à la page 262.

C’est le citoyen Artem Magouniants, né en 1953, choqué par le Lard bleu (dont il s’est pourtant envoyé une grosse tranche avant de s’offusquer), qui a porté plainte le 3 juin. Ledit citoyen est aussi le représentant d’une organisation baptisée « Marchant ensemble » et soucieuse de la moralité des jeunes, qui s’est fait connaître en organisant des actions d’échange des livres de Pelevine et Sorokine contre des classiques de la littérature russe. D’après Denis Zaïtsev, attaché de presse de « Marchant ensemble », sur les centaines d’ouvrages amenés par les gens et jetés démonstrativement dans une cuvette de W.C. surdimensionnée, 148 étaient de Pelevine, 102 de Sorokine et… 1363 d’Alexandra Marinina, la fameuse « Agatha Christie russe ». L’opération a aussi ramené dans ses filets 97 tomes des écrits de Karl Marx, désormais impossibles à fourguer chez les bouquinistes. Pourquoi, s’interroge Ed Michine sur www.gay.ru, ne pas avoir pris pour cible Victor Erofeïev ou Iaroslav Mogoutine(xi), poète, écrivain, homo et tout aussi provocateur et scandaleux? C’est que l’audience de Mogoutine se limite en gros au public homosexuel; Victor Erofeïev, auteur d’une anthologie intitulée « Les Fleurs du mal russes », n’a pas non plus l’écho d’un Pelevine ou d’un Sorokine. Et Pelevine n’a plus rien publié de nouveau depuis un certain temps.

Sergueï Iastrjembski, en son temps porte-parole de Boris Eltsine et proche conseiller de Poutine, et Mikhaïl Chvidkoï, ministre de la Culture, se passeraient bien de l’affaire Sorokine, dans laquelle le ministre de la Culture voit un « précédent des plus dangereux ». Quelques jours avant l’opération de « Marchant ensemble », dont les membres portent l’effigie du Président sur leurs t-shirts, Poutine lui-même avait décoré Sorokine de l’ordre du mérite pour services rendus à la Patrie. Cela n’a pas empêché la police d’enquêter et le Parquet de Moscou d’expertiser le dernier roman paru de Sorokine, La Glace, pour finalement conclure qu’il ne contenait rien de pornographique. Le Procureur général dit qu’il faut « mettre de l’ordre dans la littérature ». De son côté, le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie, Oleg Mironov, s’est prononcé contre l’emploi de mots grossiers et le traitement de sujets pornographiques dans l’art et la littérature. « Il faut se battre contre de tels phénomènes et faire en sorte que les écrivains fassent œuvre de raison pour la postérité, ne profèrent pas d’expressions ordurières et ne racontent pas toutes sortes de choses indécentes. » Mironov ne croit cependant pas qu’il faille mener ce combat sur le plan pénal.

Attaques contre les homosexuels, attaques contre les « milieux intellectuels marginaux », l’année 2002 a été riche en rebondissements. L’exemple autrichien a montré récemment que l’abolition de lois clairement homophobes peut aller de pair avec la mise en place de dispositions « de remplacement » douteuses. En 1993, les lesbiennes russes ont payé le prix de la légalisation de l’homosexualité. Parallèlement, on pourrait parfois croire que les petits hommes bleus dictent la mode. A Saint-Pétersbourg s’est ouvert un club privé – L’Absinthe – où il faut montrer patte blanche pour entrer. Depuis le 18 juin, les mardis soir sont gay et il faut un mot de passe supplémentaire pour entrer. Tout fêtard qui se respecte, golouboï ou natural, se fait un devoir de le connaître. Le signe certain que les Guennadi Raïkov, Denis Zaïtsev et autres joyeux homophobes mènent un combat d’arrière-garde voué à l’échec.

(i) En Russie, golouboï (littéralement: bleu clair) désigne l’homosexuel de sexe masculin. Pour les homosexuel/les, les hétéros sont des natural.
(ii) Le terme de droit employé en russe est moujelojstvo, qui a la même ambiguïté que le mot « sodomie »: pénétration anale stricto sensu ou homosexualité masculine en général. Le mot apparaît encore dans le code pénal actuellement en vigueur en Russie et les commentaires varient dans l’interprétation de ce mot.
(iii) Pour l’histoire de l’homosexualité en Russie depuis les années 1870, voir Dan Healey, Homosexual Desire in Revolutionary Russia, The University of Chicago Press, 2001.
(iv) En URSS (1936), NRF, 1937.
(v) La meilleure source est ici Igor Kon, qui a publié en anglais The Sexual Revolution in Russia – From the Age of the Czars to Today, The Free Press, 1995.
(vi) L’article 132 (« Des agressions à caractère sexuel ») du Code pénal acutellement en vigueur se lit comme suit: « la sodomie, le lesbianisme ou tout autre acte sexuel commis avec violence ou menace à l’encontre de la victime ou d’autres personnes, ou commis en profitant de la vulnérabilité de la victime, sont punissables de trois à six ans de réclusion criminelle ». Le viol « classique » fait l’objet d’un autre article.
(vii) Aux termes de la Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant, est considéré comme enfant toute personne de moins de 18 ans (une notion indépendante de celle de majorité sexuelle).
(viii) Le Monde, 15 juillet 2002, et Le Temps, 25 juillet 2002.
(ix) Pour un aperçu de la littérature russe de ces dernières années, voir l’article de Elena Galtsova, « Le nouveau roman russe », dans Critique n°644-645 de janvier-février 2001, intitulé « Moscou 2001 ».
(x) Golouboïe Salo, aux éditions moscovites Ad Marginem.
(xi) Iaroslav Mogoutine vit actuellement à New York et fait partie de la scène gay américaine. Masha Gessen le décrit dans Dead Again – The Russian Intelligentsia after Communism (Verso, New York, 1997).