«L’altermondialisme est un label»
Contrairement à un mythe répandu, le mouvement antiglobalisation n’est pas né spontanément dans la rue. Toutes sortes de nébuleuses, dont des groupes homos, ont trouvé un intérêt commun à militer sous la même bannière. Sous la codirection d’Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’UNIL, une première histoire du mouvement vient de paraître.
Pourquoi faire une histoire de l’altermondialisme?
Jusqu’à présent, nous avons eu droit à l’histoire enchantée du mouvement par les altermondialistes eux-mêmes. Ils s’en tenaient à l’idée que l’altermondialisme est né un peu spontanément dans les manifestations de Seattle en 1998. La réalité est tout autre: ces causes sont défendues depuis les années 80 et au-delà si on y inclut le tiers-mondisme. Pourtant, pendant plus de dix ans les tentatives pour faire converger les luttes échouent. Pour comprendre comment ces causes émergent, il faut explorer les racines du mouvement. A un moment donné, toutes sortes de nébuleuses ont trouvé un intérêt à s’assembler autour d’un label: l’altermondialisme. Cette nouvelle cause pouvait ainsi laisser en suspens un certain nombre des rivalités internes aux différentes composantes de la gauche.
En quoi la cause homo rejoint-elle la cause altermondialiste?
La cause gay et lesbienne est sans aucun doute une de ses composantes. Historiquement, la première vague des groupes gays et lesbiens naît à l’extrême gauche et entend combattre le patriarcat, dont les femmes et les homos sont les victimes principales. Ajoutons à cela la transformation profonde de ces mouvements face à l’épidémie de sida et le développement de liens très forts avec le Sud pour aider à combattre cette maladie.
Le mouvement gay et lesbien a-t-il un rôle spécifique à jouer?
La rhétorique des alters insiste beaucoup sur la nécessité de lutter pour l’égalité hommes-femmes et contre l’homophobie. Mais pour tout un ensemble d’acteurs du mouvement, la cause des femmes aussi bien que la cause homo sont des causes secondaires par rapport à LA lutte contre le néo-libéralisme. Par exemple, lors de la mobilisation contre le G8 d’Evian, un village séparatiste baptisé «le point G» s’est créé aux côtés des autres villages alternatifs, ce qui n’a pas été sans contestation, voire heurts et violences de la part de militants hétérosexistes et homophobes. Enfin, il faut souligner que les groupes gays et lesbiens contribuent précieusement à renouveler la manière de militer autant qu’à redéfinir le profil du bon militant, figure virile marquée par un certain ethos guerrier.
Quels sont les rapports entre militants gays et lesbiennes?
On peut du moins souligner que les groupes lesbiens se composent d’individus qui subissent une double exploitation, en tant que femmes d’une part, et en tant qu’homosexuelles d’autre part. Et si un mouvement gay et lesbien unifié n’a pu émerger, c’est qu’avant d’être gay, les homosexuels masculins sont des hommes et à ce titre exercent des formes de domination masculine. Lorsque des femmes ont créé le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), au début des années 70 en France, elle furent submergées par la présence des hommes et durent quitter le groupe pour fonder un groupe séparatiste, les Gouines rouges. Depuis cette date, je ne suis pas sûr que les choses aient radicalement changé.
Si on trouve des homos et des féministes dans les rangs alters, on y croise aussi Tariq Ramadan. Que vient-il y faire?
Une affaire complexe s’est nouée autour de la question du voile et du racisme. Certaines composantes de la gauche défendent mordicus un laicisme républicain. D’autres estiment que derrière ce discours se cache en fait une stigmatisation colonialiste et raciste de traits culturels étrangers. Certains y ont vu une occasion de s’engouffrer dans le débat, alors qu’ils poursuivent des objectifs tout autres. Tariq Ramadan a par exemple fait là preuve de beaucoup d’habileté. Ceci dit, au-delà des instrumentalisations mutuelles, il existe une vraie question sur la prétendue universalité de la culture occidentale et laïque. Et certains dans ce mouvement essaient d’y répondre.
Après sept ans d’existence sur la scène médiatique, quel est le principal succès de la cause altermondialiste ?
Le mouvement s’est imposé en tant qu’acteur politique crédible. On l’a encore vu à Davos : les dirigeants reprennent à leur compte les thématiques du mouvement. Elles plaisent donc au public et il est difficile de les ignorer en les qualifiant de lubies gauchistes. D’autre part, le mouvement est parvenu à créer des événements qui ont permis à des groupes très éloignés de nouer des solidarités. Mais cela reste très symbolique.
Mais ont-ils réussi à changer des choses quant aux causes défendues?
Là, ça devient compliqué. Le fait que les dirigeants reprennent à leur compte des thématiques altermondialistes peut déjà s’interpréter de manières différentes. Personnellement, je trouve cela plutôt inquiétant: c’est le signe de l’immense capacité de digestion du capitalisme. Les propos de Chirac sur la pauvreté, c’est du suc digestif…
Eric Agrikolanski, Olivier Fillieule, Nonna Mayer (dir.), L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause. Flammarion, 2005.
