Vocalises ménagères
La technologie l'a décidé, on parlera à tout le monde, à tout, et à n'importe quoi. A son portable, son frigo, sa cuisinière. Attention à la surchauffe!
Les psychiatres ont déjà étudié les conséquences des faux portables sur leurs utilisateurs. A force de parler dans le vide, les risques de dédoublement de personnalité sont bien réels. Ils pourront bientôt s’atteler aux incidences d’une innovation appelée à se généraliser: la reconnaissance vocale.
Toujours plus nombreux, les téléphones portables tendent pourtant à devenir invisibles, sous le double effet de la miniaturisation et de la capacité de l’Homme à «épauloreiller» ce nouveau goitre avec un naturel qui frise l’inné. La lutte contre les nuisances sonores touche à sa fin, depuis la généralisation des vibreurs qui ne chatouillent que l’appelé.
A ce stade d’évolution positive, la technologie nous impose une innovation paradoxale: alors que tout a été mis en œuvre pour qu’un appel arrive le plus discrètement possible, voilà que la reconnaissance vocale nous encourage à aboyer un nom pour composer le numéro y correspondant. D’une voix d’autant plus forte que l’endroit est bruyant, mais toujours sèche et intelligible pour que «Portable» comprenne correctement. Exclu d’avaler ses mots ou de murmurer. Les dresseurs canins le savent depuis toujours, Rex répond mieux lorsque l’ordre claque. Pensez également, si vous ne voulez pas vous égosiller, à rebaptiser Marie-Caroline, en Ricar(d). Et tant pis, assumez si au bistrot le garçon vous regarde de travers quand vous l’aurez rappelée cinq fois. De la matière brute pour une éventuelle suite au célèbre «Répondeur» de Muriel Robin…
La reconnaissance vocale sonne le glas de la discrétion et inaugure une nouvelle forme de name dropping. L’ère des glapisseurs verra la rue résonner de noms et surnoms qui multiplieront les quiproquos.
Cette technologie facilitera la vie des personnes handicapées. Mais elle pourrait bien semer la zizanie dans celle des Betty Bossi. Philips annonce le premier tablier de cuisine avec microphone incorporé, annonciateur de l’ère des Robocook. Il servira, en complément de la fameuse recon- naissance vocale, à intimer des ordres à sa cuisine. Assurément parfait, si on se contente de réchauffer une soupe: «Plaque, chauffe à 180°». Mais en général, il faut sortir la crème du frigo «frigo, ouvre-toi», réchauffer les assiettes au micro-ondes «micro-ondes, allume-toi», préparer la béchamel «plaque avant gauche, température constante» et surveiller le soufflé «four, reste fermé», le tout en simultané, parce que les invités vont arriver. Et ça ne manque pas, on sonne à l’interphone. Vous lâchez la spatule sans pour autant quitter votre tablier. «Je t’ouvre la porte, monte vite, tu dois geler, c’est l’appartement de droite.» Vous voyez se profiler l’anarchie? La porte du four qui s’ouvre, le soufflé qui dégonfle, la cuisinière à côté de ses plaques… Version tutti frutti pour deux, voici l’extrait d’une version pastiche du «Facteur sonne toujours deux fois». Jessica sur la table, tablier mis mais retroussé, les soupirs entrecoupés d’un «oui, non, plus fort»… . Jack, soucieux, de lui susurrer: «Chhhuut, chérie, moins fort, le congèl’ risque de nous entendre.» C’est vrai, il ne faudrait pas minimiser l’effet de propos torrides sur un congélateur docile, tout prêt à se dégeler aussi vite que Jessica.
On vit à l’époque du tout communiquant. On a tous récité ses devoirs, parlé sous la douche et répété devant son miroir. On aboie désormais à son mobile, on glapira demain des ordres à sa cuisinière. Restera à engueuler un tablier passif, si le dîner est raté. Conséquence d’un progrès aigre-doux, ce sera toujours ça de gagné.