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Les parias du continent latino

360° inaugure une série d'articles sur la condition des minorités sexuelles dans le monde. En Amérique latine, le passé totalitaire et l'influence de l'Eglise pèsent encore comme une chape de plomb sur les droits des homos.

L’Union des femmes de São Paulo, au Brésil, se bat depuis plusieurs années pour faire connaître le cas de Rosana Lage Ligeiro et de Marli Jose da Silva Barbosa, toutes deux accusées de complicité dans le meurtre, en mai 1996, de Joseth Pessoa Siqueira dans la ville Jaboatao dos Guararapes, Etat de Pernambuco. Après leur arrestation, les deux femmes ont été torturées à plusieurs reprises par le chef de la police et ses subordonnés dans le but de leur extorquer des aveux de complicité. Elles ont ensuite été emprisonnées pendant 11 mois sans véritables preuves de leur culpabilité et attendent toujours le verdict de la Cour suprême du Brésil, après avoir été déboutées deux fois par les Tribunaux de l’Etat de Pernambuco.
Leur tragique histoire a éveillé l’attention des organisations de défense des femmes et des minorités sexuelles. Il devenait en effet de plus en plus clair que leur arrestation de même que toute la procédure pénale et la violence dont elles ont été les victimes étaient lourdement empreintes d’homophobie et de racisme. Les deux femmes vivaient ensemble dans une relation homosexuelle et l’une d’entre elles était de couleur (*).

Des histoires comme celle de Rosana et Marli Jose, il en existe malheureusement des centaines à travers tout le continent latino-américain. Les victimes de l’appareil policier et des groupes paramilitaires des jeunes et faibles démocraties appartiennent presque toujours aux groupes les plus défavorisés de la société: les femmes, les enfants, les minorités de toute nature, et bien entendu les minorités sexuelles.

«Détritus de la société»
Au Brésil, le Grupo Gai de Bahia estime à plus de 1200 le nombre de lesbiennes, de gays et de travestis qui ont été exécutés depuis 1982, et toujours selon les mêmes sources, il existerait environ 12 groupes anti-gays semant la terreur et la mort sur le modèle de ce groupe néo-nazi de São Paulo dont les membres portent des T-shirts clamant «Mort aux homosexuels!». En Colombie également, d’après l’activiste Juan Pablo Ordoñez, il y aurait une quarantaine de groupes organisés dans le but d’éradiquer les «détritus» de la société, les premières victimes étant toujours les minorités ethniques, les enfants de la rue, les prostitué(e)s, dont un grand nombre de transsexuels et de travestis, et tous ceux et celles qui n’appartiennent pas à la normalité du groupe dominant.

L’extrême injustice sociale en Amérique du Sud est amplifiée par l’absence d’une véritable tradition de l’Etat de droit. Le respect pour «le droit des gens» au niveau social, politique et juridique est sans cesse menacé par les débordements des pouvoirs parallèles de groupes économiques ou fondamentalistes (l’église catholique, certains partis politiques de droite comme de gauche) qui affaiblissent la société civile en étouffant le débat démocratique. En fait, la visibilité croissante d’une partie politiquement et socialement engagée de la communauté homosexuelle a entraîné une augmentation de la répression et de la violence.

De nouvelles lois ou réglementations discriminatoires «anti-homos» ont été promulguées, comme au Nicaragua par exemple, où le gouvernement conservateur de Violeta Chamorro a institué en 1992 une «loi anti-sodomie» qui prévoit jusqu’à 3 ans d’emprisonnement pour «quiconque entraîne, favorise, fait la propagande ou pratique des relations sexuelles entre personnes de même sexe». Au Mexique, bien qu’il n’existe aucune législation nationale pénalisant les comportements homosexuels, le gouvernement nationaliste de droite de la ville de Guadalajara a édicté une loi locale interdisant «les comportements sexuels anormaux». Des exemples semblables existent en Argentine.

«Ces lois servent de menace permanente et permettent à la police d’intimider, d’abuser et d’extorquer les lesbiennes, les gays et les travestis», explique un rapport de l’Inter-Church Commitee sur les Droits humains en Amérique latine. Le nombre d’exécutions de prostitués actifs dans la scène transsexuelle est particulièrement préoccupant: la plupart des cas ne sont pas élucidés par la police qui est très souvent soupçonnée de complicité par les activistes locaux, qui invoquent le motif de punition pour refus de payer aux forces de l’ordre les gages de leur protection.

Puerto Rico, dont le Code pénal a été calqué en 1902 sur celui de la République de Californie, connaît l’une des dernières législations anti-sodomie d’Amérique du Sud. Ces lois archaïques qui existent encore dans près de la moitié des Etats aux Etats-Unis (mais abolie en Californie dans les années soixante), et pénalisent les rapports sexuels «contra natura» ainsi que les actes qualifiés de «bestialité», visent autant les rapports sexuels anaux qu’oraux. Elles étaient autrefois en vigueur dans la totalité de l’Europe chrétienne jusqu’à l’avènement du Code Napoléon et ont été abrogées dans la quasi-totalité des Etats d’Amérique du Sud à l’exception de Puerto Rico et du Nicaragua. Mildred Braulio, avocate et porte-parole d’un projet de défense des droits humains des minorités sexuelles à San Juan au Puerto Rico, explique comment ces dispositions légales, bien que rarement appliquées aujourd’hui, agissent indirectement comme moyen d’oppression d’une minorité: «L’activité sexuelle des lesbiennes, des gays, des bis et des transsexuels est connotée comme déviante et criminelle. C’est ainsi qu’ils peuvent nous marcher dessus, nous discriminer, nous marginaliser et faire de nous des objets de violence et de mépris.»

Pour pouvoir avancer, le mouvement de libération des minorités sexuelles doit amener dans la sphère publique une discussion sur l’auto-détermination sexuelle et l’égalité des droits entre les sexes. Cette tâche est rendue particulièrement difficile par l’omniprésence du discours traditionaliste et réactionnaire du clergé.

Au Mexique, l’Eglise est en train de propager une morale sexuelle digne du XIXe s., qui diabolisent les moyens de contraception et le recours à l’avortement. L’Archevêque de Mexico, Norberto Rivera, déclarait encore récemment au cours d’une messe que les préservatifs étaient nocifs pour la santé et devraient comporter une mise en garde comme les cigarettes ou l’alcool. L’Eglise catholique utilise également ses liens privilégiés avec les grands groupes économiques pour exercer des pressions sur les médias en empêchant la diffusion de campagnes de sensibilisation au safer sex.

Femmes invisibles
En Amérique latine, le droit et la liberté sont fortement dépendants du statut social. Les hommes aisés des classes sociales supérieures peuvent se permettre un style de vie homosexuel et bénéficient également des privilèges introduits par les nouvelles réglementations anti-discriminatoires des caisses de pension (en Argentine, une assurance maladie dirigée par un syndicat d’enseignants/tes a étendu la couverture de protection aux partenaires de même sexe, de même qu’il est possible pour les veufs et les veuves d’un partenaire du même sexe de percevoir une rente).

Pour les femmes, cependant, ces bonnes intentions législatives ne correspondent à rien, car elles sont le plus souvent exclues des emplois étatiques bien rémunérés et protégés. En effet, le simple fait de révéler leur homosexualité peut signifier la perte de leur emploi. «Toutes ces revendications sur le plan légal sont connotées socialement. Elles mettent l’accent sur les prestations sociales des partenaires et la possibilité de se marier qui représentent des préoccupations typiques de la classe moyenne. Elles ignorent qu’il existe d’autres classes sociales avec d’autres besoins et d’autres intérêts, et aucune d’entre elles ne propose une réforme plus radicale de la société», s’insurge Alejandra Sarda, secrétaire adjointe du groupe des lesbiennes et des femmes bisexuelles et transsexuelles auprès de l’ILGA. Là est le défi des mouvements sociaux à la fin des années 90, dans la négociation d’une juste voie entre des luttes très concrètes et des visions utopiques.

Le problème est semblable au Brésil où le mouvement gay demeure un phénomène principalement porté par les classes moyennes qui gravitent autour d’un nouveau secteur de l’économie s’adressant aussi aux touristes: bars, clubs, saunas et boutiques.

Manque d’activisme
Pour Marta Lamas, anthropologue pour le Programme des «Gender Studies» à l’Université autonome de Mexico (UNAM) et directrice du journal féministe «Debate feminista», l’attitude de la société mexicaine urbaine à l’égard des minorités sexuelles a beaucoup changé ces dix dernières années. «Beaucoup de jeunes homos à Mexico City ont trouvé un certain degré d’acceptation dans leur communauté en adoptant une identité gay. Pour eux, être gay signifie participer à un mouvement international, passer d’une condition sociale souvent difficile à un style de vie extravagant, mais moderne. En surface, ils ont l’impression que les préjugés contre eux sont moins pesants et ils n’ont plus envie de s’engager pour la cause gay. En fait, nombre d’entre eux ne s’intéressent pas tellement à l’absence d’une culture respectant le droit et ont encore moins envie de s’engager. Ils rejettent l’activisme parce qu’ils l’associent avec des groupes de libération gays sectaires ou avec des mouvements de gauche. Certains veulent simplement vivre leur vie et ne pas se mêler de politique.»

Face aux pressions de l’Eglise catholique et aux tenants des valeurs traditionnelles, le mouvement d’émancipation des minorités sexuelles en Amérique du Sud a encore du pain sur la planche. Mais toute la violence marquant ces sociétés ne doit pas occulter le fait qu’un changement de discours est en train de s’opérer dans les grands centres urbains. En 1996 pionnière sur son continent, la ville de Buenos Aires a inauguré une clause interdisant les discriminations basées sur l’orientation sexuelle. Les Etats du Mato Grosso et de Sergipe au Brésil, de même que l’Equateur en 1998 ont inclus l’orientation sexuelle dans la clause anti-discrimination de leur constitution. Le Costa Rica prévoit par ailleurs des peines allant jusqu’à 60 jours d’emprisonnement pour ceux qui discriminent sur la base de l’orientation sexuelle. Même si ces textes sont souvent encore très théoriques et éloignés des préoccupations quotidiennes des homosexuels, ils augurent d’un changement certain dans quelques Etats courageux et progressistes et motivent les activistes à continuer leur lutte pour plus de justice.