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Le cerveau mou de l’existence

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Elles en ont la barbe

Celles qui ont du poil au menton sont ostracisées depuis des siècles. Les exemples inspirants de femmes à barbe ne manquent pourtant pas.

La vie est parfois pleine d’ironie. Il aura fallu attendre la drag-queen viennoise Conchita Wurst, née de l’imagination et «performée» par un homme, pour que barbe et féminité soient enfin réconciliées. Car comment critiquer la barbe taillée avec une précision d’horloger suisse de la popstar autrichienne, qui s’accorde à la perfection avec ses longs cils et sa chevelure ondoyante d’un élégant noir de geai? Sans tomber dans l’éloge de la belle Viennoise, on peut tout de même se risquer à dire qu’elle a déroulé le tapis rouge aux femmes à barbes, et plus largement à toutes celles et ceux qui ne reflètent pas les codes typiques du féminin et du masculin dans nos sociétés implacablement binaires. Car oui, pourquoi quelques poils au menton sur un visage féminin seraient-ils obligatoirement incongrus, aberrants, et frapperaient celle qui les porte du sceau maudit de l’étrangeté et de la laideur?

Confinées dans les freak-shows
Durant des siècles, les femmes à la pilosité débridée ont été confinées dans les baraques foraines et les freak shows à la Tod Browning. À l’instar de la Mexicaine Julia Pastrana, la plus célèbre des femmes à barbe au 19e siècle. Atteinte d’hypertrichose, un dérèglement hormonal qui se manifeste par une pilosité excessive, elle fut exhibée dans les foires et les cirques des États-Unis et d’Europe sous les surnoms monstrueux de «la femme-singe», «la femme-ours» ou encore de «la femme la plus laide du monde». Malgré ces qualificatifs insultants, l’homme qui l’avait achetée et l’exploita durant des années, Theodore Lent, trouva le moyen de la mettre enceinte. Ni elle ni le nouveau-né ne survécurent à l’accouchement. Elle décéda en 1860 à Moscou, à 26 ans seulement. Voyant disparaître la poule aux œufs d’or, Theodore Lent s’empressa de confier les deux cadavres à un taxidermiste, afin de continuer à exposer les corps empaillés de Julia Pastrana et de leur enfant.

Julia Pastrana et Mme Delait
Julia Pastrana et Mme Delait

D’autres femmes à barbe ont marqué leur époque, comme Clémentine Delait, tenancière de bar dans la France du début du 20e siècle. Après avoir tenté de masquer durant des années les poils qui lui mangeaient le bas du visage, elle se laissa pousser une longue barbe, ce qui contribua grandement à faire la réputation internationale de son établissement, pourtant situé dans un village des Vosges. Elle se faisait appeler «la femme à barbe», demandant même à ce que cette épitaphe figure sur sa tombe et signait bien volontiers des autographes à ses clients. Lorsqu’elle s’engagea au sein de la Croix-Rouge durant la Première guerre mondiale, son physique original fit bientôt d’elle une des mascottes des soldats postés dans les tranchées, les fameux «poilus», surnommés ainsi parce qu’eux non plus ne se rasaient plus la barbe.

Et n’oublions pas nos contemporaines, telle la chamane lesbienne allemande, Ute Schiran, décédée en 2013, ou la jeune Britannique Harnaam Kaur, 24 ans, qui affiche une féminité décomplexée sur les réseaux sociaux et veut encourager les femmes à s’accepter telles qu’elles sont. Même si on peut déplorer au passage le fait qu’elle sera mentionnée dans la prochaine édition du Guinness des records… La jeune femme aborde cependant cette nomination de façon positive, comme elle l’a déclaré récemment: «J’espère que ceux qui verront mon record pourront en tirer du positif, de l’inspiration et réaliser que, qui que tu sois et quelle que soit ton apparence, tu es officiellement extraordinaire!»

Harnaam Kaur
Harnaam Kaur

«Sainte» parmi les cathos
Fait peu connu, la femme à barbe a également fait autrefois l’objet d’un culte parmi les catholiques, en particulier à l’époque baroque, même si la figure de la sainte «Kummernis» ou «Wilgeforte», selon les différentes appellations, n’a jamais été reconnue par le Vatican. Selon la légende, il s’agirait d’une jeune femme très pieuse qui ne voulait pas se marier avec l’homme à qui elle était «destinée» car celui-ci était païen. Elle aurait alors demandé à Dieu de lui faire pousser une barbe pour faire fuir son prétendant. De rage, son père l’aurait faite crucifiée. On trouve aujourd’hui encore quelques œuvres à son souvenir dans les églises, comme la surprenante statue habillée qui orne l’une des chapelles de Notre-Dame de Lorette, à Prague.

Pourquoi la femme à barbe dérange-t-elle donc à ce point les hommes? Parce que cet attribut est typique du masculin. Il symbolise à la fois la virilité et la sagesse, mais aussi le raffinement – pensons aux nuées de hipsters aux barbes fournies et lustrées qui peuplent aujourd’hui les grandes capitales de la planète. Dans un de ses textes, le théoricien de l’anarchie Pierre-Joseph Proudhon s’attaquait violemment aux femmes qui selon lui «s’affubl[aient] d’une barbe philosophique», raillait «la soi-disant savante qui dogmatise, qui pérore, qui écrivaille» et accusait «la femme qui veut porter favoris et moustaches» d’être «peut-être encore plus hideuse que le mignon qui affecte les grâces féminines».

Les féministes du groupe d’action français La Barbe, qui s’invitent dans les réunions et les débats peuplés d’hommes, ont bien compris quel pouvoir recelaient ces quelques poils, comme elles l’expliquent sur leur site: «Être une femme, porter une barbe, ostensiblement, parmi les hommes de pouvoir. Consentir en silence à la suprématie des hommes et semer la confusion des genres. La Domination Masculine? La barbe!»