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La fausse rumeur qui (avait) fait jaser Lausanne

La fausse rumeur qui (avait) fait jaser Lausanne
Illustration: Merced.

Rien n'est vrai, mais rien n'y fait: au printemps 1998, une fausse rumeur courait à Lausanne prétendant qu'un homme s'était fait violer par sept autres dans les toilettes d'une boîte de nuit. D'où vient ce fantasme et pourquoi s'est-il répandu? Enquête.

Les tourments de Stéphane Bezençon, patron du D! Club, une boîte de nuit au centre de Lausanne, commencent début avril. Au club, au resto, dans la rue, à chaque fois qu’il rencontre des amis ou des connaissances, tous se mettent à lui poser la même question. Une bien étrange question…:
– Alors, c’est vrai cette histoire de viol collectif dans les toilettes du D! Club?
– Un viol?!?
– Ben oui, on raconte qu’un type s’est fait violer par sept gars dans les WC de ton établissement. On lui avait filé des somnifères. Il s’est retrouvé à l’hôpital, et puis il s’est suicidé.

Stéphane Bezençon n’en croit pas ses oreilles: cette histoire, tout Lausanne semble se la raconter, à commencer par tous les clients du D! Club. Pendant des semaines, il reçoit aussi des dizaines et des dizaines d’appels téléphoniques. Au bout du fil, on veut savoir si le club est encore un lieu sûr. Après la publication de l’histoire dans le journal «24 Heures» sous le titre à suspense «Boîte de nuit lausannoise: viol ou élucubrations?», la rumeur se répand dans toute la ville. Aujourd’hui, Stéphane Bezençon est dépité: «J’ai beau dire à tout le monde que tout cela est pure invention, rien n’y fait. Même des amis proches ne veulent pas croire que rien ne s’est passé. Ils me disent « Allez, à moi, tu peux bien me le dire »… Vraiment, je ne comprends pas pourquoi cette histoire absurde circule.»

Physiquement, un viol collectif n’aurait pas pu se dérouler dans les toilettes exiguës du club et des caméras, à l’entrée des WC, fonctionnent en permanence: aucune trace de méchants violeurs. Pas un client non plus pour témoigner. Quant à la police, elle est formelle: elle n’a connaissance d’aucune affaire de ce genre, impossible qu’un drame aussi important se soit produit sans qu’elle le sache.

Le journal qui enquête, la police «qui sait mais ne dit rien», tout devient alors indice pour se persuader que l’histoire est bien vraie. Des sources sorties d’on ne sait où lui donnent du crédit. Comme celle, classique, de l’infirmier ou le médecin du CHUV – toujours l’ami d’un ami – qui aurait vu la victime et analysé les sept spermes dévastateurs. La rumeur, à force de circuler, finit par s’accréditer toute seule: «Car si tout le monde en parle, c’est qu’il doit bien s’être passé quelque chose?», se dit-on entre amis. Un coiffeur, bien placé pour mesurer l’effet boule de neige, a entendu des clients lui raconter cette histoire des dizaines de fois: «Au début, on parlait d’un viol au D! Club. Mais à chaque version, il y avait des rajouts…: le viol à plusieurs, les somnifères, le suicide, chaque client avait sa variante plus généreuse en détails.»

Une anxiété collective
Pourquoi une telle rumeur a-t-elle pu se propager? Stéphane Bezençon s’est posé la question durant de longues nuits blanches: «Je me disais qu’on devait m’en vouloir, que c’était intentionnel, mais j’ai finalement laissé tomber cette hypothèse. Je pense que c’est né comme ça, c’est une sorte de fantasme collectif.» Il a sans doute raison. Un sociologue dirait qu’il s’agit d’«une production sociale spontanée, sans dessein, ni stratégie». Car si la rumeur court, c’est parce que des individus, à un moment donné, ont envie ou besoin de l’entendre. Quant à son contenu, il n’est jamais le fruit du hasard: «La rumeur n’est autre chose que la manifestation d’un trouble collectif. Elle peut être l’expression métaphorique d’une anxiété. Et si elle circule, c’est parce qu’elle a une fonction d’exutoire», explique Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC à Paris et spécialiste de l’étude des rumeurs (1).

Serait-ce le cas au D! Club? Depuis quelques mois, les hétéros ne sont plus les seuls à fréquenter cette boîte de nuit. 10 à 15% de la clientèle est gay, selon Stéphane Bezençon, qui souligne que cela se passe très bien entre homos et hétéros. «Certes, mais la situation pourrait cacher des peurs diffuses chez les hétérosexuels», analyse Jean-Noël Kapferer. «La rumeur surgit au moment où un groupe se sent « menacé » dans son identité. Elle est toujours un mécanisme d’exclusion, qui condamne celui qui est perçu, à un moment donné, dans un lieu donné, comme un étranger dans un groupe. Le message violent que la rumeur véhicule est un moyen inconscient de libérer des peurs.» Alors, ce n’est pas un hasard si au fil de sa propagation, la rumeur a pris de l’ampleur dans les détails liés à l’homosexualité: d’un homme violé dans les toilettes par plusieurs hommes, on a dit ensuite qu’il s’agissait de cinq ou sept homosexuels selon les versions. Et puis, d’homosexuels séropositifs, ce qui permet ensuite d’expliquer que la victime s’est suicidée.

Mais une autre version circule aussi parmi les homosexuels lausannois: dans cette variante-là, ce sont cinq ou sept hétérosexuels qui auraient décidé de «se faire un pédé». La victime, fragile, a fini par se suicider. Les rôles sont inversés, mais les conditions sont les mêmes: peur du rejet, menace d’exclusion, la rumeur trouve là aussi une caisse de résonance idéale, d’autant plus que dans le milieu homo tout le monde se connaît et se parle.

Toujours la même histoire
Une confrontation de groupes (homos-hétéros), les toilettes d’une boîte de nuit (un lieu érotisé par excellence), des peurs liées au sexe, à la drogue, au sida, à la mort: pour Jean-Noël Kapferer, la rumeur de Lausanne n’est en rien nouvelle. Elle serait même la énième forme d’une rumeur récurrente dont le schéma consiste à trouver un bouc émissaire – ici l’homo séropositif ou l’hétéro homophobe, selon les deux versions – lorsqu’une société ou un groupe social se sent menacé. «Elle me fait beaucoup penser à cette histoire de la prostituée qui, séropositive, continuait à exercer son métier par esprit de vengeance. Un grand classique lié à la peur du sida et du serial killer», relève Kapferer. Elle rappelle aussi la célèbre rumeur d’Orléans, qui, en 1969, laissait entendre que des jeunes filles, après avoir été droguées, disparaissaient à tour de bras dans les cabines d’essayage des commerçants juifs au profit de la traite des Blanches (2). Le juif, l’étranger, la prostituée ou l’homo, autant de boucs émissaires classiques qui tiennent souvent les premiers rôles dans un scénario où le sexe – ou un symbole qui le représente comme un animal venimeux – est l’instrument du mal et conduit à la mort.

Le patron du D! Club, qui estime que cette fausse rumeur lui a fait beaucoup de tort, se demande aujourd’hui ce qu’il faut faire pour que tout cela s’arrête. A vrai dire, pas grand- chose, sinon démonter les mécanismes de la rumeur et surtout démontrer son universalité. Un magazine rapportait récemment qu’à Londres des violeurs sévissaient dans des discothèques gaies… A Lausanne, certaines personnes attribuent aussi à d’autres boîtes de nuit le déroulement du viol. Autant d’indices et de versions qui peuvent, peut-être, commencer à brouiller les pistes. Tout se terminera lorsque ce «gros chewing-gum collectif», comme le souligne Jean-Noël Kapferer, perdra de sa saveur et sera remplacé par une autre rumeur, fraîche et pleine de saveur.

(1) Auteur de «Rumeurs, le plus vieux média du monde», Seuil, 1987, réédition Point Seuil 1995
(2) Lire à ce sujet Edgar Morin, «La rumeur d’Orléans», Seuil, 1969