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L’empire du désir

«Pas un jour», le livre primé d’Anne F. Garréta, est un singulier album de souvenirs. Il rassemble les récits de 12 nuits passées avec 12 femmes différentes.

«Pas un jour» aurait pu ressembler à un exercice de style, une performance littéraire ou à l’une de ces figures imposées à but lucratif, mais cet exploit-là, Anne Garréta l’avait déjà réalisé avec son premier roman «Sphinx», récit à la frontière des genres où les références féminin/masculin s’estompaient. «Pas un jour» est un parcours. Que l’auteure-narratrice emprunte de mémoire. «Tu ne saisis l’instant que dans le souvenir lointain» écrit-elle comme s’il fallait tourner la page pour réaliser, prendre le recul suffisant, se soustraire à la passion pour mieux observer ce qu’il en reste une fois consumée ou consommée. Ou peut-être s’agit-il au contraire de laisser vivre des sentiments enfouis afin qu’ils prennent une autre couleur, une nouvelle dimension. Réécrire l’histoire. Celle qu’on a vécu et celle qu’on a cru vivre.

Cette distance, Anne Garréta l’installe en tutoyant le personnage-narrateur renonçant à un «je» trop proche, potentiellement enclin à l’auto-apitoiement, susceptible par conséquent de lisser la mémoire. Sans concessions, elle interpelle son alter ego, le met au pied du mur. Dans l’ante scriptum, le cadre est (im)posé: en 12 nuits, à raison de cinq heures de travail, elle devra relater 12 rencontres avec 12 femmes différentes que la narratrice a désirées. Ou inversement.

D’aucuns s’imagineront découvrir des nouvelles érotiques agrémentées des réglementaires descriptions détaillées comme le veut l’usage actuel. La surenchère trashy garantit certes à ceux qui y succombent succès et reconnaissance. Anne Garréta, elle, cultive sa superbe différence. A contre-courant de la tendance et de la pensée unique, elle s’en tient à une critique du désir conforme à l’astreinte qu’elle s’est fixée au départ. Justifiant les attentes déçues du lecteur, sa diatribe à l’encontre de ses contemporains qui font «boutique de leur cul» la place sans conteste à part. Le discours dominant a porté le sexe au pinacle, l’acte sans autre forme de nuance, évacuant l’«être» pour le «faire». Elle fustige «la pornocratie que l’époque sécrète aussi naturellement que l’état sécrète de la bureaucratie et la société sincèrement de l’hypocrisie». Pourtant son roman contient l’essence même du désir. Nul besoin de recourir aux artifices les plus crus pour en analyser les mécanismes subtils. «Pas un jour» est tout à tour troublant et sensible, cynique parfois.

Ce savant mélange donne une tonalité particulière à chacune des 12 histoires, à chacune des femmes auxquelles elles se rapportent et que l’auteure désigne d’une simple initiale. S’interrogeant à chaque fois sur l’héritage des amours passées et les traces d’un désir encore vivace, la narratrice se dévoile peu à peu. Il devient alors possible d’assembler les morceaux du puzzle. Du moins, c’est ce qu’elle laisse croire. Pour «K.», le temps d’une phrase, elle passe au «je»: «J’éprouve soudain avec cinq ans de retard la douleur d’avoir perdu une femme que j’aimais (que tu aimais?) sans l’avoir jamais su». Comme si elle était allée trop loin, sa confession s’arrête là. Toujours sur le fil du rasoir, elle brouille les pistes, plus sûr moyen de maintenir à distance.

Celle qui prend soin de «s’excepter de l’aveuglement général» et qui «à défaut de l’aveuglement commun, (…) s’aveugle de singulière lucidité» appréhende la vie avec honnêteté, attitude inhabituelle pour une époque qui se revendique sexy happy shiny. Son approche hors norme risque de heurter tous les accros à l’épanouissement personnel. Pour plaire et paraître, il faut enrober, polir, rendre la surface brillante. Chez Anne Garréta, ça brille à l’intérieur.

Déclinant une strophe de Mallarmé «la chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres» qu’elle scande tel un leitmotiv, elle évite les pièges de l’illusion amoureuse. Lucide à l’excès ou désabusée? Cette version-là résume l’essentiel: «La vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits et coucher avec des femmes qu’on n’aime pas».

«Pas un jour» est de ces livres qu’on garde en mémoire pour la vie.

«Pas un jour», d’Anne F. Garréta, Editions Grasset, 160 p.