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L’ennui érotique

Une fois l'an, la nuit de clôture du Salon de l'érotisme de Bruxelles rassemble un millier de fétichistes belges et européens. Sous les tenues de latex, la chair s'exhibe, se torture un peu et se morfond poliment.

«J’y arrive pas. Rien à faire! ça rentre pas.» La jeune fille un peu ronde tourne son visage angélique vers l’assistance, perplexe, et passe sa main dans ses longs cheveux couleur miel. Son poing gauche, ganté de caoutchouc, tente sans succès de forcer l’intimité d’un homme aux fesses flasques, accroupi nu devant elle. Elle visse à gauche, à droite, rien n’y fait. Déçue, la masse noire et luisante des spectateurs agglutinés s’éparpille, à l’exception d’un couple d’âge mûr (lui encagoulé, elle en bikini de latex) qui tente de lui venir en aide en lui prodiguant quelques conseils avisés.

Cette jeune fille, nous l’avions croisée quelques heures plus tôt, dans une galerie marchande du centre de Bruxelles, en train d’essayer un top en vinyle noir, comme en portent des milliers de Laetitia ou de Céline dans les boîtes techno du samedi soir. Mais celui-ci n’était pas destiné à une after comme une autre: la Nuit Erotique, fête officiellement «privée» qui clôt le Salon de l’Erotisme (la plus grande manifestation du genre en Europe) a lieu une fois l’an depuis 1993. Environ 800 fétichistes venus de toute l’Europe s’y retrouvent. Seule condition pour y entrer: une tenue «fetish». Soit, selon le «dress code» (code vestimentaire) figurant sur les prospectus, vêtements en cuir, vynile, latex, uniformes, travestissements et habillement sexy en général.

Une belle femme blonde d’une quarantaine d’années, élégante sans ostentation, en corset de soie et cuissardes lacées, s’approche en souriant. Nous sommes ici entre initiés, partageons à priori les mêmes penchants, les contacts sont faciles. Elle est directrice commerciale à Metz, à 3h de voiture, est montée en voiture avec son amie&endash; elle fait un signe en direction d’une hallucinante poupée Barbie rousse, un grand travesti d’une beauté à couper le souffle qui s’exhibe sur le podium. Justement, celui-ci l’appelle à grands gestes affectés. On s’échange les adresses e-mail en se promettant de s’écrire. «J’ai gardé mon nom d’avant», s’excuse-t-elle en tendant une carte. Griffonnée d’une écriture peu assurée mais bien masculine, l’adresse e-mail commence par «jean-philippe@…».

L’enfer est un club disco
La Nuit érotique a lieu dans le sous-sol des Pyramides, trois constructions de verre ruisselantes de pluie, répliques naines de celle du Louvres, coincées entre un hôtel chic et un centre commercial désaffecté, presque en ruine, comme on n’en trouve qu’à Bruxelles, capitale européenne de la spéculation immobilière. Après avoir passé les cerbères de l’entrée, un large escalier s’enfonce dans les entrailles chaudes, moites et odorantes de la ville, jusqu’à l’enfer, loin sous la surface. En réalité, cet enfer-là ressemble terriblement à la boîte de nuit où John Travolta aimait tomber la veste dans La Fièvre du Samedi Soir: piste de danse en damier lumineux encadrée par des chaises de jardin en plastique blanc, podium au centre, moquette orange, lumière rosée, spots un peu trop vifs et statiques, chaleur étouffante, odeur âcre mais familière de fumée et de sueur.

Il est déjà tard, la salle n’est plus qu’à moitié pleine. La musique résonne un peu et les barmen, fatigués, desserrent leurs nœuds papillons en essuyant les verres. Au centre de la piste, un groupe d’hommes entre deux âges, travestis pour la plupart en femme, en écolière japonaise ou en bébé, se trémoussent désespérément autour d’une blonde sculpturale à l’indifférence étudiée, moulée d’une robe de vinyle noir dont on n’ose deviner le prix exorbitant dans une boutique de Londres ou d’Amsterdam. Il s’agit de la représentante de la marque de vêtements et accessoires DeMask, très appréciée par les fétichistes fortunés pour ses modèles uniques et luxueux. La marque a choisi une ambassadrice à son image: superbe, haut de gamme et définitivement hors d’atteinte pour le fétichiste moyen. D’un pas impérial, le maintien droit et le regard dédaigneux pour les mâles piteux qui l’implorent silencieusement, la blonde dominatrice fend le cercle de ses admirateurs, prend son manteau de fourrure au vestiaire et quitte la soirée au bras de son amie.

Un univers codifié
Christian vient de Gand, il parle flamand. Un peu fort, le visage rougeaud et souriant, il s’essuie le front avec son t-shirt découpé et commande une bière. Couvert de piercings, les oreilles entre gruyère et tringles à rideaux, il expose au Salon depuis trois ans. Christian est perceur, spécialisé dans les parties génitales. Il a bien bu ce soir, mais il s’ennuie, la musique est mauvaise et les gens trop vieux. Effectivement, la moyenne d’âge doit avoisiner les 40 ans. Surtout des couples, beaucoup de pervers pépères bedonnants et décatis, les jambes maigres et la démarche hésitante. Peu de jeunes. La plupart se tiennent à l’écart, semblent se connaître, indifférents au reste de la salle.

«Ils laissent entrer n’importe qui ici», regrette Christian. Effectivement, un jeune type barbichu au look quelconque, lunettes noires dans les cheveux, la veste et le pantalon de cuir ruisselants de pluie vient d’arriver et attaque immédiatement l’immense Barbie rousse. Celle-ci se laisse palper, ondule une paire de globes fessiers en ivoire massifs, puis tourne les talons, suivi par le jeune homme qui sort un petit sachet blanc de sa poche. Direction les toilettes.

La soirée touche à sa fin. La dernière centaine de survivants, solitaires éperdus cherchant nerveusement à accrocher un regard ou vieux couples de voyeurs ne pratiquant pas l’échangisme, traîne dans le fond de la salle.

Là ont été disposées une dizaine de potences diverses, en forme de X ou de O, équipées de sangles et de chaînes, des harnais de cuir suspendus et quelques piloris. Des groupes s’agglutinent autour des installations. On se bouscule un peu, on se glisse entre une brassière de latex et un torse rasé. Au centre de l’attroupement, toujours une femme, dont on aperçoit furtivement le ventre pâle et flétri sous les attouchements de dizaines de mains. On cherche à comprendre ce qui se passe exactement, et, instinctivement, on essaye d’entrevoir le visage de la victime consentante, de capter dans ses yeux une expression de douleur ou d’extase. Un homme&endash; le mari, l’ami? Mais alors, qui opère à l’autre extrémité?&endash; écarte avec une fermeté polie les têtes qui s’approchent trop du visage de la femme. «Ca suffit, maintenant!» Le jeune homme barbichu se fait rabrouer; il est allé trop loin, a dépassé les limites strictes de ce milieu libertin en surface mais ritualisé, codifié et policé à l’extrême.

On déambule d’une attraction à l’autre. Un travesti italien au profil d’aigle croise un homme d’âge mûr, nu, velu, sandalettes aux pieds et le sexe coincé dans un préservatif (à titre préventif?). Une petite tape sur les fesses, et l’homme s’exécute: se jetant à plat ventre, il lèche les talons aiguilles alors que la créature, cambrée et maussade, rougit son dos de sa cravache. Puis il se relève, ajuste ses lunettes, remercie d’un bref hochement de tête et s’avance vers nous. «Votre compagne accepterait-elle de m’attacher et de me fouetter, s’il vous plaît?»

Dans les coins sombres, trois ou quatre couples forniquent sans conviction, dans l’indifférence générale, puis ramassent leurs quelques affaires et se dirigent vers la sortie en bâillant. Dehors, le jour se lève et la pluie tombe toujours. La fille au visage innocent s’est changée, elle tient son soutien-gorge de vinyle sur sa tête comme un parapluie improvisé, hèle un taxi. «Hé, vous allez au Fuse? Il y a une after, je peux vous faire entrer.» C’est le jeune barbichu. Direction le Fuse, donc.